Présentation

Enjeux info-communicationnels d’une démocratie sanitaire.

Résumé du projet

Depuis la fin du XXe siècle, que ce soit dans le cadre de campagnes de prévention en santé ou de gestion des crises sanitaires (affaire du sang contaminé, vaccin de la grippe H1N1, ou encore de l’épidémie de Covid), la communication en santé est devenue le mode de gouvernement privilégié des rapports souvent controversés entre l’action publique, l’expertise médicale et scientifique, les intérêts économiques et les citoyens (Ollivier-Yaniv, 2015). Ce mode de gouvernementalité tend à se généraliser, notamment pendant la crise du Covid, des « règlementations prophylactiques dissuasives » (Zacklad, 2022) correspondant à la mise en place de systèmes législatifs et réglementaires de contrainte et d’interdiction visant à auto-conditionner le public pour le protéger des risques sanitaires dans la diversité des situations rencontrées. A bien des égards, la crise du Covid témoigne de cet usage de plus en plus prégnant de la communication persuasive (Castel, 2020) et de la réglementation prophylactique dissuasive par les pouvoirs publics faisant « appel à la peur » (Blondé, et al., 2016), à la culpabilité et aux contraintes administratives et légales pour inciter les citoyens à changer leur comportement.

L’objectif de cette recherche est de montrer comment ces deux outils mises en oeuvre au travers des politiques publiques de santé s’inscrivent dans un tournant comportementaliste de la conception des dispositifs info-communicationnels[1] (Arruabarrena, 2022) dans leur versant communicationnel et réglementaire. Selon les approches transactionnelles et dispositives de la communication (p.e Zacklad 2020), les dispositifs d’influence médiatique et les dispositifs réglementaires prophylactiques relèvent tous les deux de processus info-communicationnel. Ils se relaient d’ailleurs mutuellement : la règlementation dissuasive n’a pas d’effectivité si elle n’est pas médiatisée et la communication d’influence contribue à l’acceptabilité des règlementations prophylactiques dissuasives. La communication persuasive via des campagne publicitaire comme la communication règlementaire produisent des effets contraignants ou coercitifs sur les comportements. Mais alors que la première s’appuie sur des effets de réputation visant à mobiliser la contrainte communautaire, la seconde s’appuie sur la représentation des institutions étatiques et peut mobiliser la contrainte pénale (les amendes). Les campagnes pour le tabagisme en fournissent un parfait exemple, le dispositif info-communicationnel est bi-face, à la fois réputationnel et réglementaire. Ces deux outils mobilisés par les pouvoir publics relèvent d’une vision comportementaliste privilégiant le conditionnement à la délibération et à la responsabilisation. La communication persuasive vise à exploiter les soi-disant « biais cognitifs » des individus pour changer leurs comportements (Bergeron et al., 2018), dont l’attestation de sortie auto-signée pendant la crise du Covid conçue sur la base des Nudges est un exemple. Les règlementations prophylactiques dissuasives ont pour caractéristique de viser le risque zéro en contraignant le public par des mesures extrêmes et généralisées, mais susceptibles d’avoir un effet psychologique conditionnant. Ces mesures, qui assortissent toute transgression de lourdes sanctions, ont comme caractéristique de ne laisser aucune marge d’appréciation aux acteurs sur la dangerosité des situations en regard de leur propre balance bénéfice-risque[2].

Un des enjeux majeurs soulevé par cette recherche est le caractère déresponsabilisant ou décapacitant[3] de ces approches qui fragilise les fondements d’une démocratie sanitaire. En effet, selon Sen (2010), « la responsabilité exige la liberté » et la liberté, qui correspond à l’approfondissement des conditions de la délibération, « nous rend responsables de nos actes » (Sen, 2010, p.45) ce qui signifie qu’un individu qui ne jouit pas de la capacité de poser un acte ou de prendre une décision ne peut être rendu responsable de cette absence d’acte ou décision » (Léonard, 2012) ni d’ailleurs de la réalisation de cet acte ou de cette décision. Pourtant, les dispositifs info-communicationnels constituent un enjeu central dans l’avenir des sociétés démocratiques contemporaines, non seulement parce qu’ils sont au cœur de la production des dispositifs de décision et de participation, mais aussi parce que dans leurs agencements, ils constituent des modes d’intervention de l’État sur les individus et plus largement sur la santé humaine, qui peuvent refléter – en généralisant la persuasion et la réglementation prophylactique plutôt que la délibération et l’éducation – une gestion biopolitique au sens de Foucault (Berlivet, 2015), et néo-libérale des enjeux de santé publique (Thanem, 2009).

Dans une perspective pragmatique, cette recherche, principalement exploratoire à ce stade, s’intéressera aux conditions de réception des dispositifs de prévention info-communicationnels et réglementaires, notamment en contexte d’état d’urgence, mis en œuvre dans les politiques publiques et la recherche en santé. Les résultats attendus à terme consistent à produire des grilles d’analyse et d’évaluation interdisciplinaires des dispositifs info-communicationnels, de communication persuasive et prévention prophylactique en santé dans leur capacité à soutenir la participation dans un contexte de démocratie sanitaire.


[1]Nous utilisons le concept de dispositif info-communicationnel pour définir l’ensemble des modes de communication, d’information et de réglementation qui prennent forme dans les politiques publiques et la recherche en santé (les campagnes d’information pour la prévention, les dispositifs numériques de santé : applications, objectés connectées, IA, la règlementation prophylactique, etc…), et les application de gestion de la crise sanitaire (spécifiquement au contexte actuel, avec par exemple, les applications “Stop Covid”, et “Tous anti-Covid”)

[2] L’interdiction de sortie généralisée de près de deux mois au début de la crise du Covid, y compris dans des lieux déserts, s’appliquant de manière indifférenciée à toute la population et dans toutes les régions quel que soit le niveau de contamination ou de maladie, en constitue un exemple.

[3] Si l’on s’inscrit dans la théorie de la capacitation d’Amartya Sen (2010).